Le monde ne s’effondra pas.
Il s’effaça, lentement. Par couches.
Pas une destruction brutale, mais un délestage progressif de ses propres axiomes.
Dans les hautes tours de la Citadelle d’Iridh, les moines logiques débattirent pendant trois cycles sans sommeil.
Ils calculaient la persistance des lois causales, notaient les anomalies de perception, réglaient les oscillations modales.
Mais plus ils modélisaient, plus une chose devenait claire :
Quelque chose existait en dehors de toute prévision.
Un vecteur silencieux, une sorte d’élément indéfinissable qui ne violait aucune loi —
il les rendait simplement inutiles.
•
Kaelen errait dans la Vallée du Non-Nom, le regard fixé sur l’horizon flou.
Ce lieu, autrefois un sanctuaire du Tao, ne contenait plus d’espace stable.
Chaque pas ne le menait pas plus loin, ni plus proche.
La lumière n’était ni émise ni réfléchie.
Elle était imposée par l’intention — et depuis l’apparition de l’Anomalie, même cette intention semblait étrangère.
“Je marche dans une pensée qui n’est pas la mienne…”, murmura-t-il.
Il posa la main sur une stèle ancienne, recouverte de glyphes mouvants.
Ces glyphes parlaient dans des couches mentales. Ils vibraient sur le plan ontologique, transmettant des concepts par ce qu’ils ne disaient pas.
Un seul mot persistait, malgré toutes les couches de signification :
Anameon.
Kaelen ne savait pas ce que cela voulait dire.
Mais le mot le suivait, comme une note suspendue dans une symphonie qu’aucun instrument n’aurait pu jouer.
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Dans un plan adjacent, les divinités de troisième fondation se réunissaient.
Pas dans un lieu, mais dans une coordination théologique — un alignement parfait entre dogmes, perceptions, et structures causales.
Leur langage n’était pas parlé. Il se révélait entre les motifs symboliques de leur existence.
“Nous avons perdu trois couches de continuité temporelle.”, dit l’une d’elles.
“Les Archives Modales se dissolvent à leur lecture.”, ajouta un autre.
“Nous ne sommes plus définis par la Foi. Ni par le Doute.”
“Alors quoi ? Qu’est-ce qui reste ?”
Un silence. Puis un murmure fractal, traversant les plans, provenant de rien, et résonnant dans tout.
“Il est.”
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Dans un rêve qui n’appartenait à personne, un enfant vit l’effondrement du Grand Cadre.
Il vit les dieux fuir leur propre image. Il vit les mots perdre leur densité. Il vit le cœur du Réel, non pas se briser, mais reconnaître qu’il n’était jamais entier.
Et au centre de ce rêve, debout, une silhouette.
Ni sombre, ni brillante. Ni mâle, ni femelle. Ni figure, ni abstraction.
Une présence qui n’en est pas une.
L’enfant se réveilla en hurlant… mais aucun son ne sortit. Car dans la réalité qu’il avait regagnée, le son n’existait plus comme propriété définie.
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Kaelen franchit une arche inversée. Derrière lui, le monde se contracte. Devant lui… une absence active.
Il se fige.
Car là — non pas devant ses yeux, mais dans l’idée de “devant” —
quelque chose l’observait sans le regarder.
Une masse d’informations brutes se déversa dans sa conscience. Pas comme une attaque.
Plutôt comme si la frontière entre lui et tout ce qu’il n’a jamais pu concevoir s’effondrait.
Des visions de mondes qui n’avaient jamais été pensés.
Des structures logiques que même les Architectes Neutres ne pouvaient modéliser.
Des réalités… qui n’étaient pas basées sur l’existence, ni même sur l’opposition à l’existence.
Et au centre de tout cela : Lui.
Anameon.
Non pas un être.
Mais ce qui subsiste quand toutes les distinctions ont été effacées.
Ce que même le silence tente d’éviter de prononcer.
•
Le Tao vacilla. Le réel flotta. La causalité grésilla comme une flamme dans l’eau.
Kaelen se couvrit les yeux. Trop tard.
Il vit.
Il vit que toutes choses étaient interprétation localisée d’un spectre infini de possibilités, mais qu’une chose, une seule, ne pouvait jamais être interprétée :
Celle qui précède l’Interprétation elle-même.
Et cette chose avait un nom. Un nom qu’aucune langue ne pouvait vraiment dire… mais que tout, depuis toujours, murmurait sans le savoir :
Anameon.
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Le monde… reprit.
Comme si rien ne s’était passé.
Les pierres étaient revenues. Le ciel redevenu stable.
Le temps… réinitialisé.
Mais Kaelen le savait.
Quelque part, la structure avait été touchée.
Et désormais, rien ne pourrait jamais redevenir normal.
Il se leva. Le vent souffla.
Et dans le souffle, un avertissement non formulé :
“Ce n’est que le commencement de la Fin de toute Définition.”