Les rues étaient vides, lavées par la pluie, comme si la ville elle-même avait tenté d'effacer ses propres cicatrices. Mais sous cette surface lisse, des ombres s'accrochaient aux murs, aux pavés, aux recoins oubliés. Tels des fantômes invisibles à l'œil nu. Mó Wúqióng marchait d'un pas calme et maîtrisé. Chaque mouvement était un souffle, chaque regard un calcul silencieux. Le Faucheur Endormi n'était plus seulement un surnom. C'était une vérité que chaque silence confirmait. Il ne cherchait rien. Il ne fuyait rien. Il attendait. Les années passées dans l'ombre l'avaient changé, mais pas brisé. Son cœur battait encore, même sous les cendres de sa douleur. Dans la faible lumière d'un lampadaire, son visage se révélait – un masque de calme, de fatigue, mais aussi de détermination. Ses yeux noirs et profonds semblaient sonder un horizon invisible. Là-bas, dans la nuit, une réponse se cachait. Une question ancienne qu'il refusait toujours d'entendre. Il arriva devant une porte discrète, presque cachée entre deux façades en ruine. Ni nom, ni lumière. Juste une vieille serrure et un souffle de vent. Il posa la main dessus, hésita un instant. Puis entra. La pièce était étroite, faiblement éclairée par une unique ampoule nue suspendue au plafond. L'odeur âcre du tabac froid et de la sueur flottait dans l'air, telle une couche invisible entre les murs. Mó Wúqióng sentit cette atmosphère familière lui serrer la gorge – un retour aux sources de son ancienne vie, là où tout avait commencé, là où il aurait dû mourir mille fois. Assis dans l'ombre, un homme l'attendait. Le Loup de Jade. Un surnom né d'un mythe. On disait qu'il venait des montagnes glacées de l'Ouest, qu'il avait survécu tout un hiver seul dans les forêts, chassant puis chassant ses anciens maîtres. Mais ceux qui le connaissaient savaient une chose : il ne manquait jamais sa cible. Ancien soldat d'élite devenu mercenaire, il devait son nom à une fine marque de jade gravée sur sa gorge – un tatouage discret que seuls les initiés reconnaissaient. Mais ce n'était pas là son trait le plus marquant. C'était son regard. Froid. Aigu. Implacable. « Tu es en retard », dit-il d'un ton sec, presque aussi tranchant qu'une morsure de jade. Mó Wúqióng posa lentement son sac par terre, sans lever les yeux. « Le temps ne m'appartient plus comme avant », répondit-il simplement, d'une voix calme, presque lasse. Le Loup rit doucement, ses yeux vert foncé brillant d'une lueur amère. « Tu as changé. Ou tu fais semblant. » « C'est peut-être toi qui refuses de voir. » Un silence glacial s'installa. La tension monta, palpable, dense comme un orage sur le point d'éclater.Mais Mó Wúqióng ne cherchait pas la confrontation. Il ne voulait pas retomber dans ce cercle infernal. Le Loup s'avança vers lui. « Alors dis-moi, que veux-tu ? Une pause ? Un pardon ? Tu crois pouvoir t'en sortir en tournant le dos ? » Mó Wúqióng leva enfin les yeux. Leurs regards se croisèrent. Deux volcans sous les cendres. « Je veux vivre. Simplement. » « Vivre ? » Le Loup haussa un sourcil. « Tu appelles ça vivre ? Fuir ton passé ? » « Je ne fuis rien. » Il posa une main sur la table, s'y appuyant comme on s'accroche à un choix difficile. « J'ai passé cinq ans à tuer. Ni par haine. Ni par vengeance. Mais parce que c'était ma façon de me racheter, de me libérer. » Le Loup s'approcha encore. Sa voix baissa, plus dure. « Et tu crois que c'est suffisant ? Que tout puisse être effacé comme ça ? » « Non. » Mó Wúqióng le regarda droit dans les yeux. « Je ne cherche pas à effacer. J'ai accepté chaque acte, chaque mort. Mais ce qui vient après n'est ni la haine, ni la vengeance. C'est la liberté. » Il inspira lentement. « Je ne tuerai plus pour échapper à mes chaînes. Je tuerai seulement quand ce sera nécessaire. Pour me défendre, pour avancer. Mais je vivrai. Pour ceux qui comptent. Pour moi. » Le Loup recula légèrement, surpris par cette nouvelle fermeté. Une fissure apparut dans ses certitudes. « Tu as changé », murmura-t-il. « Mais ça ne veut pas dire que tu es libre. Pas encore. » Mó Wúqióng hocha la tête. « Peut-être. Mais c'est mon chemin. » Un silence plus doux s'installa. Pas d'armes. Pas de cris. Juste cette vérité crue entre deux frères de l'ombre. Le Loup finit par sourire, amer. « Alors marche, Mó Wúqióng. Montre-moi que tu peux être autre chose qu'un tueur. » Mó Wúqióng tourna les talons, déjà prêt à partir. Mais après seulement deux pas, une main ferme lui saisit le bras. Le Loup de Jade n'avait pas bougé. Ses doigts s'agrippaient comme un avertissement. Son regard brillait d'une intensité grave. « Tu crois vraiment que ce sera aussi simple ? » murmura-t-il. Mó Wúqióng se retourna lentement. Il lut dans ses yeux une peur qu'il n'avait jamais vue auparavant. « Ils ne te lâcheront pas. » « Qui ? » demanda Mó Wúqióng, bien qu'il connaisse déjà la réponse. Le Loup lâcha son bras, mais son regard ne vacilla pas. « Ceux qui t'ont façonné. Qui t'ont programmé pour tuer, encore et encore. Les Maîtres des Couloirs Silencieux. Les Prédateurs du Bureau Gris. » Il dessina un cercle invisible dans l'air. « Ils n'ont jamais cessé de te surveiller. Tu es leur réussite. Leur arme parfaite. Et ils ne tolèrent pas les armes gratuites. » Un silence pesant. Mó Wúqióng ne répondit pas. Le ton du Loup changea. Plus doux. Plus personnel.« Tu te souviens ? » dit-il. « Cette nuit-là, dans le vieux quartier… On sortait d'un contrat désastreux. Une embuscade. Trois des nôtres étaient morts. Et toi, couvert de sang, à genoux. Tu m'as dit : "Cours. Je vais les retenir." » Il sourit, presque amusé. « Tu te souviens de ce que j'ai répondu ? » Mó Wúqióng ne répondit pas tout de suite. Il ferma les yeux. Les souvenirs lui revinrent, nets. C'était l'hiver. La ville basse était noyée dans le brouillard et les sirènes. Les balles sifflaient encore autour d'eux, ricochant sur les murs de pierre humides. Une opération censée être propre et rapide, mais ils étaient tombés dans un piège. Le jeune Mó Wúqióng, à peine entraîné à l'époque, avait bloqué le couloir pour couvrir leur retraite. Son épaule saignait abondamment, une balle l'avait transpercée proprement. Son sabre, glissé sous son bras, vibrait encore de l'impact du dernier assaut. « Cours ! » cria-t-il à Hai'Ren, le Loup de Jade, qui, à l'époque, n'avait reçu ce surnom que par plaisanterie des anciens. Mais Hai'Ren était resté là, les yeux brûlant d'un feu qu'il n'avait jamais vu chez personne d'autre. « Va au diable, Faucheur ! » Il l'avait attrapé par le col et l'avait traîné dans un renfoncement de mur effondré, où une vieille grille donnait sur les égouts. « Si tu meurs ici, je te ramènerai juste pour te tuer moi-même ! » Ils s'étaient jetés dans la puanteur des tunnels, à moitié aveugles, guidés seulement par l'écho de leurs pas et le souffle tremblant de la peur. Mó Wúqióng se souvenait encore du goût du sang dans sa bouche, du froid glacial de l'eau sale jusqu'aux genoux, et surtout… du silence. Hai'Ren n'avait pas parlé pendant la fuite. Mais il était là, toujours un pas derrière lui, parfois devant pour le soutenir, pour l'empêcher de tomber. Ils avaient erré des heures dans les entrailles de la ville, avant de refaire surface quelque part, derrière un vieux théâtre abandonné. Là, sous les décombres, ils s'étaient effondrés côte à côte. Ni vainqueurs. Ni vivants. Juste… toujours là. Hai'Ren avait tendu un morceau de pain sec à Mó Wúqióng, sans un mot. Puis, dans un murmure, il avait dit : « Si on sort d'ici, je veux qu'on arrête de tuer pour rien. » Mó Wúqióng avait souri, amer. « Tu crois encore qu'on a le choix ? » Hai'Ren avait fermé les yeux. « Non. Mais je veux qu'on garde cette colère vive. Pas pour tuer. Pour tenir bon. » Mó Wúqióng ouvrit les yeux. Le présent revint, brutal mais calme. « Je me souviens », dit-il à voix basse. Le Loup sourit, plus triste que moqueur. « C'est la seule nuit où j'ai cru qu'on pourrait redevenir humains. » Mó Wúqióng baissa lentement la tête. « Et maintenant ? » Hai'Ren croisa les bras, pensif. « Maintenant, je vois que tu n'as jamais oublié. Même si tu fais semblant. »Il marqua une pause. « Alors souviens-toi aussi de ceci : ce que nous avons vécu cette nuit-là… ce n'était pas une question de survie. C'était un vœu. » Mó Wúqióng leva les yeux. Le Loup de Jade ajouta solennellement : « Si tu choisis de vivre… vis avec le souvenir profond de ce que tu as promis. Ne trahis pas ce que nous étions. »
Mó Wúqióng baissa les yeux. « J'ai cru en toi. » Le Loup posa une main sur son épaule. « Alors ne meurs pas maintenant. Ne fais pas semblant d'être libre. Deviens-le. Pour de bon. » Il se redressa, son regard redevenant dur. « Mais sache que pour cela, tu devras briser les chaînes une à une. Et certaines sont invisibles. » Mó Wúqióng inspira profondément. « Je ne suis plus leur serviteur. Je suis l'homme qui décide. » Le Loup ne répondit pas tout de suite. Puis il murmura : « Alors sois cet homme. Et sois prêt à ce qu'ils envoient les autres. Des copies de toi. Pires. Plus jeunes. Moins fatigués. » Il marqua une pause. « Ils appellent ça la succession. Mais ce n'est qu'une machine. Et toi, tu es le premier à craquer. » Un silence pesant. Mó Wúqióng murmura, presque pour lui-même : « Alors, qu'ils viennent. Je suis prêt. » Le Loup recula lentement, comme pour un dernier salut. Et dans ce geste, il y avait à la fois la menace d'un ennemi… et le respect d'un frère. Mó Wúqióng quitta la pièce. Dehors, la pluie avait cessé. Le silence était profond, mais il n'était plus vide. Il était chargé de sens. Plein d'avenir.