L'air se figea, dense, saturé d'une énergie si lourde qu'elle semblait comprimer leurs poitrines. Chaque respiration devenait un effort. Clara sentit son cœur battre à tout rompre, chaque pulsation vibrant dans son crâne comme un tambour de guerre. Arion et Seraphina, à ses côtés, demeuraient immobiles, les yeux rivés sur la brume mouvante qui s'épaississait à quelques mètres. Le silence était presque absolu, brisé uniquement par le souffle irrégulier du vent chargé de murmures indistincts.
— « Ce n'était pas censé se passer comme ça… » murmura Seraphina, sa main crispée sur la garde de sa lame lunaire. Sa voix tremblait, à la fois de peur et de rage contenue. « Nous devions être libres… »
Une silhouette émergea de la brume, comme arrachée à un rêve trop ancien. Haute, drapée d'ombres qui ondulaient autour de son corps, elle semblait faite du tissu même du Vide. Deux yeux, fentes argentées, brillaient dans les ténèbres, sans chaleur, sans humanité. Une présence lourde s'installa, comme si le monde retenait son souffle.
— « Vous avez brisé leurs chaînes… mais à quel prix ? »
La voix résonna, grave et profonde, traversant la brume comme un coup de tonnerre étouffé. Clara fit un pas en avant malgré la terreur qui engourdissait ses membres. Elle refusa de reculer, même si son corps tout entier hurlait le contraire.
— « Qui es-tu ? Que veux-tu ? » demanda-t-elle.
— « Je suis le Gardien du Miroir. Celui qui veille sur ce sanctuaire de vérités oubliées. Vous avez réveillé les fragments d'âmes scellées, et en les libérant, vous avez fracturé l'équilibre. »
Arion blêmit soudain. Ses yeux, d'ordinaire vifs, se vidèrent d'une part de leur éclat.
— « Le Miroir ? Tu veux dire… le Miroir des Âmes ? Celui dont parlaient les Litanies de l'Ombre ? »
Le Gardien hocha lentement la tête. Il n'y avait aucun reproche dans ses gestes, seulement une forme de lassitude ancienne, comme s'il portait le poids de siècles de veilles silencieuses.
— « Toute lumière qui entre ici doit affronter sa propre noirceur. »
Un grincement déchirant résonna, métallique, sinistre. Le sol se fissura, et dans un craquement douloureux, une large dalle s'écarta pour révéler un miroir gigantesque, incrusté dans un autel de pierre noire. Sa surface était d'un gris profond, troublé, presque liquide.
Clara fut irrésistiblement attirée. Elle s'approcha, lentement, chaque pas résonnant dans le silence pesant. Lorsqu'elle se posta devant le miroir, son reflet apparut. Mais ce n'était pas elle. Ou plutôt… c'était une version d'elle qu'elle refusait de voir.
Son double arborait un sourire cruel. Les yeux, remplis de mépris, reflétaient une douleur ancienne. Elle reconnut des expressions qu'elle n'avait jamais montrées, mais qu'elle avait ressenties : la jalousie, la colère, l'impuissance, le regret. Derrière le reflet, d'autres visages surgirent — Thomas, le visage ensanglanté ; Azran, brisé mais furieux ; Lucien, consumé par les flammes, les yeux emplis de reproches silencieux.
Clara déglutit. Elle voulut détourner le regard, mais le miroir l'enchaînait.
— « Ce n'est qu'un reflet », murmura-t-elle, presque pour se rassurer.
Mais une voix s'éleva, cette fois directement depuis le miroir.
— « C'est toi. Celle que tu refuses d'être. »
Le froid s'insinua dans ses os. Un froid ancien, profond, presque cosmique. Le miroir se mit à vibrer, puis se fissura… non, il s'ouvrit. Comme une porte. Une force invisible la saisit, l'arracha au sol. Arion hurla son nom, Seraphina tenta de la retenir, mais leurs mains glissèrent.
Clara fut aspirée dans le miroir.
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Elle tomba.
Pas dans un gouffre de pierre ou de ténèbres. Elle tomba en elle-même.
Le monde explosa autour d'elle. Les souvenirs, les regrets, les cris… tout jaillit dans un tumulte assourdissant. Des éclats d'images : sa mère, étendue sans vie ; Lucien, englouti par les flammes, hurlant ; Thomas, battu à genoux, suppliant un ennemi sans visage. Elle vit Léora, effondrée dans un bain de lumière noire. Et elle… toujours là, au centre, figée. Spectatrice. Incapable d'agir. Chaque scène la transperçait comme une lame.
Elle se recroquevilla, couverte de sang imaginaire, de cendres, de honte.
Puis une voix. Douce. Trop douce.
— « Tu ne peux les sauver, Clara. Pas si tu refuses de te sauver toi-même. »
Elle ouvrit les yeux. Une silhouette se tenait devant elle : une version plus âgée d'elle-même. Les cheveux parsemés de mèches blanches, le visage marqué par le temps, mais les yeux… plus profonds, plus sereins.
— « Qui… es-tu ? » murmura Clara.
— « Celle que tu pourrais devenir. Si tu acceptes. »
— « Accepter quoi ? Ma faiblesse ? Ma lâcheté ? »
— « Non. Ta douleur. Tes erreurs. Tes choix. Les fuir te tue à petit feu. Les affronter te libérera. »
Un silence s'installa. Puis la version plus âgée leva la main. Autour de Clara, des miroirs surgirent. Dans chacun, une version différente d'elle : celle qui avait fui, celle qui avait trahi, celle qui avait tué… toutes les vies possibles, toutes les branches de sa destinée. Elle sentit son cœur se briser. Elle les avait toutes portées en elle, sans jamais les regarder en face.
— « Accepte », répéta la voix. « Ou reste ici, et regarde les autres sombrer. »
Clara ferma les yeux. Inspira.
L'air avait un goût étrange. Un goût… de vérité. Elle ne savait pas comment le décrire, mais elle savait qu'elle ne pouvait plus reculer.
Elle avança.
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Lorsqu'elle rouvrit les yeux, le monde redevint solide. Elle gisait au pied du miroir, la pierre glacée contre sa joue. Arion et Seraphina se tenaient au-dessus d'elle. Arion lui caressait la joue avec douceur, ses yeux remplis d'inquiétude.
— « Clara… tu es revenue. »
Elle s'assit lentement. Tout son corps tremblait, comme après une chute de plusieurs étages. Mais dans ses yeux… brillait une lumière nouvelle. Vacillante, mais réelle. Elle n'était plus la même. Elle avait vu ses failles, ses démons, et au lieu de les fuir, elle les portait désormais comme une armure.
Le Gardien du Miroir s'inclina devant elle, pour la première fois.
— « Tu as survécu à toi-même. Tu peux continuer. »
Il tendit la main vers l'autel. Une fissure s'ouvrit dans l'air même, une brèche sinueuse, vibrante, débouchant sur un autre monde. Une lumière vive émanait de l'autre côté, mais elle n'avait rien de rassurant. C'était une lumière ancienne, brute, imprégnée d'attentes silencieuses.
— « Mais souviens-toi, Clara : les ombres les plus dangereuses ne sont pas celles du monde… mais celles du cœur. »
Elle le regarda longuement. Ce qu'elle lisait dans ses yeux n'était pas une menace, mais un avertissement sincère. Un héritage transmis de gardien à voyageur.
Clara hocha la tête.
— « Je n'ai plus peur. Pas de moi. »
Elle prit la main d'Arion, puis celle de Seraphina. Ensemble, ils franchirent la faille.
Et le monde de l'autre côté… attendait.